Situation d’exception ?

(En réponse à buildfreedom, disant : “Et vous ne pensez pas que nous sommes en état de guerre ? Vous n’avez pas l’impression que des forces considérables veulent notre perte et s’acharnent à nous réduire ?”)

Ainsi, mon cher buildfreedom, il y aurait autre chose qu’une métaphore dans cette référence à l’état de guerre, du fait de notre situation particulièrement critique ? Non, je triche un peu en vous prêtant cette position intenable. Mettons plutôt que cette métaphore, qui met en relief une hostilité particulièrement intense et presque unanime des forces en jeu à notre égard, vous semble juste, pertinente, adéquate.

Telle est l’illusion des joueurs absorbés dans le jeu. Illusion nécessaire au jeu. “In-ludo”. Le préfixe marque une condition : d’intégration, d’appartenance, de participation. La désillusion se situe du côté et dans le sens de la sortie. D’où certains arguments illusoires, qui voudraient que certains s’excluent d’eux-mêmes du jeu, dès qu’ils ne sont plus capables de contribuer à son illusion. Argument illusoire en ce sens qu’entre joueurs, il ne vaut rien. Il s’agit d’un joueur qui en invite un autre à lâcher prise et à s’avouer vaincu. Même si, de l’extérieur, quitter le jeu paraît raisonnable.

Inutile d’insister là-dessus : les guerres civiles, elles, sont dans l’exact prolongement de la politique intérieure. Leurs fins ne diffèrent pas de celles de la politique. Elles ne font que s’élargir à d’autres moyens. Les armes. C’est ce détail qui nous contraint de reconnaître que la guerre est ici à prendre au figuré. L’élimination, en politique, consiste en une sortie du champ politique.

Les rapports de la guerre et de la politique sont certes infiniment plus divers que l’idée de ce prolongement, dûe à Clausewitz, si l’on prend les choses avec philosophie : de Hobbes, puisque vous l’avez mentionné, jusqu’à Carl Schmitt. Je cite ce dernier, un grand juriste qui a fait un séjour bien mérité en prison après la chute du nazisme, parce qu’il est sans doute celui qui a le mieux étudié “la situation d’exception en droit” (La dictature, 1921, La notion de politique, 1927, Théorie du partisan, 1963).

Il se trouve que je n’ai aucune autorité en matière idéologique, si ce n’est par la fréquentation de quelques auteurs, et encore, toujours avec des arrières pensées pragmatiques qui me situent très à l’écart des enjeux de la pure polémique d’idées.

Je reviens donc sur terre, avec des questions bien simples :

- au nom de quoi voulez-vous obliger vos adversaires à se battre uniquement entre eux ?

- pouvez-vous leur garantir que vous vous contenterez toujours d’exister, sans jamais nuire à l’un ou à l’autre ?

- de quelles ressources et de quels procédés faudrait-il se priver, en dehors de ceux que nos lois interdisent, pour garder le pouvoir ou pour y accéder ?

- que vaudrait l’engagement de ne pas y recourir, de la part de celui qui ne dispose ni ces ressources, ni de ces moyens ?

- y aurait-il une limite à l’usage de ces procédés, lorsqu’ils finissent par menacer la survie d’un joueur ?

- la fidélité, l’honneur, l’amitié, qui constituent des liens entre certains joueurs, doivent-ils être préservés de toute concurrence extérieure, de toute épreuve de leur solidité et de leur motivation ultime, et leur fragilité ne jamais être exploitée ?

- un parti humaniste peut-il se plaindre d’être conduit par les plus humains des hommes ?

- les joueurs ont-ils la charge morale de corriger des déséquilibres constitutionnels, alors même qu’ils n’en rencontrent la possibilité que lorsque ces déséquilibres sont à leur avantage ?

- faut-il demander au pouvoir exécutif de s’arbitrer lui-même, lorsqu’il existe des instances, des tribunaux administratifs au Conseil Constitutionnel, dont c’est la mission ?

- en quoi consiste notre vulnérabilité ? N’est-elle pas liée à la dépendance soigneusement cultivée du mouvement envers un homme et un seul ?

- cette vulnérabilité n’est-elle pas liée à la faiblesse de notre exécutif, qui a bloqué méthodiquement toute innovation organisationnelle destinée à y remédier, sans jamais trouver pour autant les moyens de se pourvoir d’un état-major classique ?

- cette vulnérabilité n’est-elle pas liée à une crise interne permanente, que notre exécutif a tantôt provoquée et entretenue, tantôt laissée se développer sans intervenir ?

- cette vulnérabilité ne s’est-elle pas aggravée sous l’effet électoral de certains choix stratégiques, tantôt visant le court terme contre le long terme (Pau), tantôt visant le long terme contre le court terme (par exemple : minimalisme de notre présence indépendantes aux municipales contre budget de la campagne présidentielle de 2012) ?

- pourrions entreprendre la conquête de l’électorat de la droite sans affaiblir l’UMP, et notre plein succès ne mettrait-il pas en danger l’existence de ce parti ?

- ne sommes-nous pas particulièrement intéressés par l’éventualité d’un effondrement du PS, et peu sensible à l’éventualité de sa disparition, étant destinés à nous substituer à lui ?

- ces perspectives devraient-elles être considérées comme des impossibilités ? Ou bien les principes changent-ils en même temps que les positions basculent ?

Bref, ne sommes-nous pas dans les conditions ordinaires du jeu politique, et d’autant plus dépendants de celles-ci que nous nous sommes privés de tous moyens de subvertir les formes classiques de ce jeu, si ce n’est par la voie du populisme ? Sommes-nous vraiment la cible d’une hostilité toute spéciale ? Ne sommes-nous en rien responsables de notre situation ?

Le paradoxe de tout cela, voyez-vous, c’est que ceux qui invoquent la guerre sont loin d’avoir une stratégie adaptée au niveau d’intensité concurrentielle de ce jeu ordinaire de la politique, et qu’ils se conduisent plutôt naïvement, au fond. Tandis que ceux qui mesurent mieux ce qui nous sépare de la guerre, sachant bien qu’elle existe et à quoi on la reconnaît, s’ajusteraient probablement avec plus de vigueur et d’inventivité aux conditions les plus retorses du jeu réel.

Nous en revenons donc, pour finir, à cette suspension volontaire de l’exercice des libertés du citoyen tel qu’il existe au dehors, suspension informelle, tantôt vaguement fondée sur des traits pourtant permanents de nos règles (l’unité), tantôt vaguement soutenue comme exception dictée par un état d’hostilité extérieure.

Je l’ai dit : à la rigueur, il eût été acceptable d’instaurer explicitement des règles de discipline et de cohésion propres à notre processus de fondation, strictement limitées dans le temps. Mais il ne s’agissait pas d’entraver la jouissance de notre régime anarcho-féodal, pour ceux qui étaient en position d’en jouir. Il s’agissait seulement de vendre un MoDem clef en main aux restes de l’UDF, qui faisaient encore semblant de s’y intéresser.

Tout cela excluait que l’état d’exception soit promulgué dans les règles, par la délibération publique de nos représentants. Il y avait pourtant des urgences qui l’auraient peut-être justifié. Mais précisément, ce sont celles que l’on a laissé se détériorer, jusqu’à ce qu’elles nous mènent à la situation difficile où nous sommes.

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