Le tabou du mot “centre” chez les centristes
Antonin, toute langue est la propriété commune du peuple qui la parle. On peut lui ajouter des mots tant qu’on voudra, chacun sera libre d’en faire usage ou de s’en abstenir, selon qu’il y trouve de quoi dire ce qu’il veut dire ou pas.
Mais se priver d’un mot simple qui nous situe, et qui dit si bien ce qui fait notre force et notre faiblesse, cela ne doit se faire que si nous en trouvons un autre qui nous situe mieux, et qui en dise au moins autant.
Le tabou du mot centre chez les centriste est un phénomène, je dirais même un symptôme, sur lequel l’avis d’un ethnologue ou d’un psychiatre serait intéressant.
Je cite un commentaire que j’ai fait ailleurs :
“En ce qui me concerne, je crois pas à l’efficacité de l’opération magique qui consiste à abolir des réalités en supprimant des mots de notre vocabulaire. Le dépassement de l’opposition entre droite et la gauche ne se fera pas par l’opération de la pensée, surtout s’il s’agit de concevoir une stratégie. Elle se fera progressivement, en pratique, à force de conquête, et notre vocabulaire reflètera ce progrès, sans besoin de le contraindre. Ne prenons nos désirs pour des réalités. Cela nous dissimule tout le travail à accomplir et toutes les difficultés qui nous attendent.”
La notion de centre nous est précieuse, en particulier pour son sens stratégique. Ne nous inventons pas un langage, comme le font les sectes. Parlons celui de tout le monde, tant qu’il est clair. Il ne s’agit pas de mettre fin à des notions, de croire que l’omission systématique des mots “droite” et “gauche” peut abolir les réalités politiques qu’ils désignent, alors même que tous nos candidats aux municipales font l’épreuve concrète de leur existence sur le terrain, et des choix difficiles qu’elle implique.
Il s’agit de dépasser, en pratique, l’opposition de la droite et de la gauche. Et c’est précisément ce qui ne peut s’accomplir qu’en se situant entre les deux. Au centre.
Démocrate au lieu de centriste ? C’est notre nom à nous, mais c’est un adjectif que nous ne pouvons pas refuser aux autres. Du moins à la plupart d’entre eux, sauf aux extrêmes. Et si nous voulons dire par ce nom que nous détenons des droits particuliers sur l’adjectif, nous entrons dans un jeu compliqué et dangereux, auquel nous pourrions bien nous ridiculiser. Car si c’est par la démocratie interne que certains d’entre nous voudraient être exemplaires, il y en a d’autres, un bon quart d’entre nous, qui agitent l’épouvantail des Verts, dès qu’on leur parle de cette même démocratie.
Démocrate, voilà un mot bien bavard, qui dit tout, mais ne dit rien, un mot contradictoire, apte à la polémique comme au rêve, tantôt conflictuel, tantôt ignorant des contradictions qui l’habitent, un mot auxquels les uns ont fait honneur, jusqu’au sacrifice, et dont d’autres ont enveloppé les pires crimes. Un mot paradoxal, donc, qui ne nous situe pas.
Quel est le lien du centre avec la démocratie ? Précisément celui-ci : le centre ne peut être dépassé que dans et par l’accomplissement de la démocratie.
Le centre, comme le montre bien Sébastien Dugauguez, c’est le lieu d’où procède toute délibération. Comme il ne le montre moins, il est aussi le lieu dont il faut savoir s’éloigner, selon la situation. La délibération ne reçoit son achèvement que dans la décision. Et si une décision, pour être juste et efficace, doit s’éloigner du centre, il faut la prendre sans s’en soucier.
Pour simplifier, on peut dire que toute décision doit surmonter le centre d’où elle vient, mais que toute délibération nous oblige à y revenir.
Cela dit, je ne suis pas très à l’aise dans les abstractions. c’est une erreur de ma part, d’intervenir là-dessus. Je connais des gens qui rêvent d’un congrès où l’on ne ferait que ça : discuter des mérites ou des torts de tel ou tel mot.
Il y a pourtant des choses plus urgentes, non ?