Quelques mesures à prendre contre le vandalisme de routine avec lequel le gros de la classe politique traite la chose publique

Dans le cours d’un dialogue sur e-soutien avec Thierry Sorin, à propos d’un débat entre Régis Debray et Jacques Julliard publié dans Le Monde du 1er juin, intitulé : “L’opinion, maladie infantile ou sénile de la démocratie ?”

Oui Thierry, il y a un vrai travail délibératif à l’Assemblée, et j’ajoute d’excellents représentants du peuple dans tous les partis sans exception. Mais aussi un taux d’absentéisme consternant. Ce qui constitue l’aspect le plus spectaculaire du vandalisme de routine avec lequel le gros de la classe politique traite la pratique de la République.

Il y a donc beaucoup trop de députés qui n’ont pas le temps d’être des députés. Tout juste celui de faire en sorte de le rester, et d’autres, qui font leur travail, au risque de ne pas être réélus. Je me tiens à jour sur les travaux de pas mal de députés, dans les domaines qui me concernent professionnellement. Comparée à ceux-là, l’activité de Bayrou, jusqu’ici, ne pèse pas lourd.

Je ne connais pas la position de Bayrou sur le Sénat. Mais je peux vous indiquer le mode de calcul. Vous prenez les valeurs et le projet, version maximaliste, que vous trouverez dans ses devoirs de vacances. Vous divisez par le minimalisme programmatique, vous faites la moyenne des hésitations entre opportunisme et conservatisme, vous redivisez par cette moyenne, et vous avez la position du moment sur le Sénat.

Ce qui manque au travail délibératif des assemblées, particulièrement en France, outre le temps, c’est le soutien d’organes spécialisés comme la Cour des Comptes. Beaucoup d’observatoires et de centres d’analyse sont sous tutelle gouvernementale (économie, santé, travail, questions sociales, etc.). Chaque commission devrait disposer d’une équipe constituée en partie par détachement de ces centres, et en partie d’experts issus de la recherche, de l’administration européenne, du secteur privé, etc. L’idée n’étant pas seulement de “lutter” à armes égales avec le gouvernement. Mais d’avoir des armes d’une autre sorte que lui.

De hauts fonctionnaires pourraient ainsi choisir de faire une partie de leur carrière au service d’une commission parlementaire. On pourrait instaurer un passage obligé par ce service aux assemblées pour tous les élèves sortis de l’ENA. Bref, développer un turnover entre exécutif et législatif, qui aurait des vertus dialectiques. A noter que l’expertise privée au service du parlement, aujourd’hui, c’est le lobbying qui l’assume, avec une quasi exclusivité. Tandis que le soutien dont je parle coûterait quelque chose. Le renforcement des pouvoirs du parlement n’est pas qu’une question constitutionnelle. C’est aussi, en même temps, une question de moyens.

Ce qui fait la qualité d’une délibération, mais aussi sa force, c’est la manière dont elle prend prise dans le réel pour produire ses arguments. La plupart des parlementaires se font une opinion dans des conditions cognitives médiocre, avec des renseignements très sommaires et souvent peu fiables. Ce qui contribue à la prévalence des styles, des idéologies, ou des impératifs tactiques.

D’où mon exemple.

J’entre un peu dans les détails pour mettre en évidence ce qui se passe quand un homme politique opte pour la dénonciation. Dans le cas présent, en plus de la routine d’occupation de l’espace médiatique, Bayrou avait des préoccupations évidente de “préemption” ou de surenchère à l’égard de l’opposition socialiste. C’était la tactique du moment : le Parti Socialiste était en train de se dissoudre ou d’éclater, il fallait prendre la relève, devenir rapidement une incarnation plausible de l’Opposition, et faire oublier l’UDF. D’où l’axe principal : la mise en évidence et la dénonciation du tournant américaniste de Sarkozy. En l’occurrence, cet axe était radicalement en porte-à-faux avec les faits.

Tous les aspects du projet comportaient un progrès vers l’équilibre de la relation avec les Etats-Unis : autonomie de moyens, basculement d’alliances, concurrence économique, et tout cela dans le droit prolongement d’une politique menée depuis longtemps. La présence navale française dans le détroit sera soit plus forte, soit moins coûteuse avec cette base qu’avec celle de Djibouti. Mais le plus important, du point de vue politique et stratégique, c’est d’avoir un dispositif autonome de renseignement dans cette région. C’était la leçon la plus évidente, pour la France, de sa participation à la coalition de 1992 contre l’Irak. Sa dépendance envers les États-Unis était forte. Elle était dangereuse. Même si le lancement d’un nouveau satellite a assez rapidement diminué l’angle mort dans la dimension de l’imagerie, il restait la surveillance électronique, les interceptions, les moyens humains.

Sarkozy en faisait une idée à lui, avec un habillage doctrinal sur mesure, une “rupture”. Et Bayrou se scandalisait machinalement dans son sillage. Le bipartisme, dans toute sa splendeur binaire. Il dit blanc, je dis noir. Moyennant un peu de mimétisme, cela se joue à trois aussi bien qu’à deux.

Comme le remarque Tocqueville, “la politique extérieure n’exige l’usage de presque aucune des qualités qui sont propres à la démocratie, et commande au contraire le développement de presque toutes celles qui lui manque” (De la démocratie en Amérique). Ce qui serait intéressant, ce serait de faire mentir Tocqueville, bien sûr. Mais ce n’est pas facile.

Cela ne veut pas dire que toute l’opinion soit aussi fermée ou indifférente que Bayrou aux réalités sous tendues par la présence militaire française dans le détroit. Tout le secteur de l’énergie, les centaines de milliers d’employés des industries qui exportent vers le Moyen Orient, les centaines de milliers d’employés d’entreprises dont le capital est partiellement ou totalement issu de ces pays, des dizaines de milliers de militaires, cela fait pas mal de monde qui s’intéresse à ces choses et qui les trouve importantes. A raison d’une ou deux dénonciations sommaires par semaine, qui rencontrent toutes la désaprobation de gens intéressés, avertis ou impliqués, 1% ou 2% à chaque fois, mais jamais les mêmes, le balayage exhaustif du corps électoral se fait à peu près en un an. C’est pourquoi les stratégies populistes s’essoufflent à la longue. Il leur faut viser un seul objectif, et concentrer tous les efforts en un temps court. Le plus court possible.

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